3.

Ils étaient probablement restés inconscients tous les deux pendant un moment. L’inspection brumeuse des instruments à laquelle procéda ensuite Case ne lui fournit pas beaucoup d’informations utiles, sauf que le module de sauvetage n’était pas endommagé et que son convertisseur recueillait une quantité raisonnable d’hydrogène atomique utilisable, de sorte que le carburant et le système de subsistance ne poseraient pas de problèmes. Presque avec détachement, il regarda ses propres mains parcourir les commandes, suivant la liste des vérifications, assignant l’ordinateur à la recherche d’un vaisseau et/ou d’une planète de type terrestre, poussant la propulsion au maximum (l’ordinateur n’aurait pas utilisé le maximum, mais les commandes manuelles le permettaient) et mettant en route le complexe de subsistance, avec les signaux d’alarme afférents. Une pression sur un bouton provoqua l’inventaire de toutes les réserves : il ne manquait rien. Une autre déclencha le spin. Le module avait les contours d’un requin avec un aileron dorsal exagéré. Le corps contenait les magasins, les convertisseurs, le carburant. L’aileron contenait les instruments et des quartiers pour six personnes. La rotation s’effectuait autour de l’axe longitudinal, le « bas » subjectif se trouvait donc à l’extrémité de l’aileron.

Tout confort et sécurité.

Pas d’espoir.

Assez de place, assez de nourriture et d’air pour six. Pour deux, l’aménagement était digne d’un palais.

Il regarda enfin son compagnon de bord, pas parce qu’il n’en avait eu que faire avant, mais sa programmation faisait passer les conditions d’abord, les personnes ensuite.

Sa première réaction concerna tous les gens que n’était pas son compagnon de voyage. Ce n’était pas Vieux Ronchon, le capitaine, ni Henry, le petit drôle de la bande des Noirs, ni Bowker, qui l’avait toujours intrigué et qu’il avait toujours voulu mieux connaître quand il en aurait eu l’occasion, ni Mary Dee, qui ne s’était jamais aperçue qu’il la préférait de dos, car telle était sa chevelure, tel était son visage. Le visage qu’il voyait maintenant appartenait à l’un des pions d’arrière-plan, les autres, vous savez, les gens qui constituent la masse du tableau de service dans vos souvenirs d’une certaine fonction, d’une institution, ou d’un événement auquel vous avez assisté une fois. Gander, Dancer, quelque chose comme ça. Janssen, XBC, xénobiochimiste, qu’on voyait habituellement dans un coin avec deux ou trois autres de la Section scientifique, parlant travail. Correction. Écoutant les autres parler travail.

« Janifer ?

— Janocek. » Elle était assise, le bras passé autour d’un montant matelassé auquel elle s’était ancrée avant la rotation. Elle avait apparemment observé avec attention toutes ses vérifications, les suivant point par point. Case était son supérieur et son conditionnement la rendrait déférente à son égard, sans qu’elle manquât à aucune des exigences de la routine. Il était clair, en cet instant, qu’ils sentirent tous deux le poids de la programmation les quitter. Le conditionnement optimum prend soin de l’essentiel jusqu’au moindre détail, c’est vrai, mais il s’arrête là. Ils étaient seuls.

« Case Hardin, lieutenant S.G., dit-il.

— Oui, je sais. » Il y eut un silence idiot. Il aurait dû savoir qu’elle savait. Les membres de l’équipage étaient plus nombreux que les officiers, à bord d’un vaisseau. Pour les non-gradés, les officiers n’étaient jamais un océan de visages. Et son « S.G. » restait pompeusement suspendu entre eux. Elle avait de longs yeux en amande, si brillants qu’ils en étaient presque opaques (mais, on s’en rendait compte, pas de l’intérieur) et ses cheveux étaient tirés en arrière de façon presque douloureuse au-dessus d’un front sans rides. Elle était grande et mince (les deux juste en deçà de « trop ») et sa voix avait un caractère étrange et contrôlé, comme si elle la maintenait dans le registre moyen par un effort conscient. Elle demanda : « Que s’est-il passé ? »

Il haussa les épaules et hocha la tête en direction des cadrans indicateurs. Aucun vaisseau, aucun module, aucune planète, aucun soleil nulle part. Quelques débris du désastre disparaissaient au loin tandis que leur propulsion les en écartait, rien d’assez grand pour avoir sauvé ou abrité quiconque, ou l’ordinateur l’aurait indiqué. Comme le module de sauvetage tournait sur lui-même, une tache pâle traversa les écrans : l’extrémité d’un bras d’une galaxie lointaine. Case pressa une commande et fixa la vue. « Personne ne dit jamais rien à l’équipage, observa-t-elle.

— On ne dit pas grand-chose à un lieutenant non plus. Nous faisions l’essai d’un nouveau propulseur. Théoriquement, il ne pouvait fonctionner à l’intérieur de champs gravifiques d’une certaine densité, alors nous nous sommes dirigés loin dans l’espace sur un propulseur conventionnel. Les chiffres étaient corrects. La section mathématique nous avait donné un facteur de sécurité de trois ou plus… Je veux dire, nous étions trois fois plus loin dans l’espace intergalactique qu’il n’était nécessaire pour procéder aux essais en toute sécurité. Eh bien, ils avaient tort : ou la conception était mauvaise, ou quelqu’un a fait une erreur sur la passerelle. Nous avons mis le nouveau propulseur en route et nous n’avons pas pu l’arrêter. Rien ne pouvait l’arrêter. Il fonctionnait hors de nos réserves de carburant, hors de tout contrôle. Nous avons continué d’accélérer jusqu’au moment où nous nous sommes disloqués.

— Et il n’y a personne…

— Personne. Seulement nous. »

Ils se regardaient. Case se demanda ce qui se passait derrière l’éclat de ces longs yeux. Demandaient-ils : Pourquoi vous ? Ou pleurait-elle quelqu’un ? L’espace d’une seconde, il éprouva un regret profond. Il ne bavardait pas, n’était pas curieux, ne prêtait jamais attention aux sentiments des autres, aux liaisons ni aux petites vétilles personnelles. Il avait un esprit curieux et avide, mais dirigé seulement sur le travail, la responsabilité, la mission, et il acceptait une répression délibérée de ses besoins personnels. Il était un bon officier. Qu’on le considère ou non comme un homme bon ne l’avait jamais préoccupé. Et peut-être n’avait-il pas à s’en soucier maintenant. Il constituait la moitié de la population, et la moitié la plus gradée. Elle n’avait personne d’autre sur qui baser des normes ou des comparaisons, et selon toutes probabilités, les choses continueraient ainsi. Il soupira (pourquoi ?) et se détourna d’elle. Il ne put retrouver aucun souvenir à son sujet. Il allait devoir apprendre à la connaître à partir de rien, maintenant, alors qu’elle… eh bien, elle savait qui il était. Dans son univers, on avait l’habitude de vivre en étroit contact avec les autres, et il y en avait tellement, partout. Mais parce qu’il y en avait tellement, il y avait toujours le choix. Tandis que maintenant…

Il se tourna vers la console et s’y assit. Il considéra d’un air morose la faible tache de poussière stellaire qui était une galaxie (qui savait laquelle ?) et l’obscurité partout ailleurs. Sans espoir, il programma une estimation des distances. Était-ce huit cents années-lumière, ou même neuf cents, jusqu’à cette étoile la plus proche ? Quelque chose comme cela, sans doute. Le module pouvait accélérer à une fraction de C (une fraction importante, certes, mais une fraction quand même) et l’équipement de suspension pouvait maintenir deux humains en Vie pour un minimum de deux ans, et un maximum de cinq cents ans.

Le module était équipé pour six, les systèmes de vie suspendue pouvaient-ils être séparés pour leur permettre de se réveiller et d’utiliser un nouvel appareil avant que l’ancien ne soit épuisé ? Les systèmes inutilisés seraient-ils encore efficients après une durée prolongée ?

Il jeta un regard par-dessus son épaule. Sa biochimiste aurait peut-être des réponses. Mais, d’abord, quelques chiffres.

Il manœuvra d’une main experte les commandes de l’ordinateur. En balayant un nuage galactique, même à huit cents années-lumière, l’ordinateur pouvait seulement opérer dans un secteur de probabilités pour établir une course vers un point du nuage susceptible de contenir des planètes de type terrestre, et aucun endroit n’était susceptible de contenir des planètes de type terrestre. Il laissa l’ordinateur à ses recherches et s’en détourna. Il avait enfin fait tout ce qu’il pouvait, état de choses qu’il redoutait. Il ne lui restait plus rien à faire que d’affronter toute une matrice de choses dont il ne s’était jamais soucié ou pour lesquelles il n’avait aucune compétence. Il avait été formé pour affronter des problèmes, pas des gens, pas une personne et, à cet égard, pas lui-même. Il se retourna pour faire face à tout cela, à elle, à lui-même, et s’aperçut qu’elle pleurait.

« Nous allons mourir, n’est-ce pas ? » dit-elle.

Tout en elle (son corps, sa voix, ses yeux) ne demandait qu’une simple réponse, un démenti, et il n’avait rien de tel à lui donner. Il ne pensa jamais à lui mentir (cela, c’était pour ceux qui connaissaient mieux les gens que lui) et il ne lui vint jamais à l’esprit de la toucher, ce qui l’aurait sans doute aidée, car elle aurait pu en tirer son interprétation personnelle.

« J’en ai l’impression, Janifer… » dit-il, et il fit même une erreur dans son nom.

« Docteur. »

La lumière sans source s’intensifia et l’homme bleu apparut.

« J’ai faim, dit Case.

— Dans le fauteuil, dit le Docteur. Vous sentez-vous mieux ? »

Case savait quels renseignements le Docteur pouvait tirer des nombreux indicateurs, et que sa question ne concernait pas sa condition physique. Mais « mieux » ?

Il répondit : « Vous voulez dire : suis-je prêt à me souvenir ? J’essaierai. Après la dislocation du vaisseau, j’ai survécu à bord d’un module de sauvetage en compagnie d’un membre de l’équipage, une certaine Janet Janocek, xénomicrobiologiste… » Le large bras capitonné du fauteuil s’ouvrit pour révéler un suceur réchauffé d’environ un litre. Case le prit, aspira fortement et avala. Le contenu était fade, mais satisfaisant.

Il poursuivit : « Je n’arrive pas à me rappeler ce qui s’est passé après que nous eûmes réalisé qu’il n’y avait pas d’aide en vue, pas d’endroit à atteindre, pas de raisons d’espérer.

— Lorsque vous avez été recueilli, vous vous trouviez à bord d’une capsule de sauvetage, vous l’appeliez un cercueil. Qu’est-il arrivé au module de sauvetage ?

— Oh, il a été détruit à l’atterrissage. »

Le Docteur n’émit aucun commentaire, se contentant d’attendre.

« Je veux dire, poursuivit Case, je n’arrive pas à me souvenir de ce que nous avons fait tout ce temps, cent quatre jours… » Ce qu’il voulait, c’était se rappeler chacun d’eux dans l’ordre, chaque heure et chaque minute, parce qu’ils étaient maintenant précieux, inestimables, et parce qu’il ne comprenait pas pourquoi, à part quelques scènes frappantes, ils n’avaient été qu’une succession de grisaille qu’il avait fallu vivre. Il avait été avec Jan… Jan. Quoi qu’elle eût été plus tard, elle ne l’était pas devenue, elle l’était déjà lorsqu’il l’avait regardée pleurer, assis dans son coin, pressant ses mains inutiles contre ses genoux, misérablement, jusqu’au moment où elle s’était arrêtée. Et puis les jours (le chronographe du module les avait appelés jours)… et on ne peut passer qu’un certain nombre d’heures à dormir et un certain temps dans le titillateur (avait-elle tout utilisé, dans le titillateur ? Lui l’avait fait. Oh, Jan !). Il avait vérifié quotidiennement les instruments et inscrit « dito » dans le journal de bord. Il n’y avait rien eu d’autre à faire que d’affronter l’autre personne, et ça, il ne savait pas comment le faire !

Et tout ce temps, pensa-t-il avec une sorte de stupéfaction, cette autre personne avait été Jan.

Il en est ainsi lorsque l’angoisse et le chagrin se replient sur eux-mêmes. Il aurait voulu tout recommencer, terreur, désespoir et tout le reste, un faible prix pour ces cent quatre jours, maintenant qu’il savait qui elle était. Avait été.

« Je me rappelle », dit Case, presque souriant, « Jan entamant une discussion avec moi à propos de vivre, de rester vivant.

« À propos du pourquoi. Pourquoi gardions-nous à jour le journal de bord, pourquoi vérifier les instruments, faire les exercices, actifs et passifs, pourquoi utiliser le titillateur et tout le reste, pourquoi, alors que nous allions mourir ? Et tout ce que je pouvais dire, c’était : qu’y a-t-il de changé ? Où était la différence, vraiment, entre ce que nous faisions et ce que nous avions toujours fait ? Nous savions où nous allions mourir (là, dans ce module de sauvetage) quand le temps viendrait, mais à part cela, nous étions exactement comme tout le monde, partout, essayant de rester vivants aussi longtemps que possible. Je savais qu’elle ne voulait pas mourir, cent jours plus tôt, et je savais qu’elle ne voulait pas mourir en cet instant, moi non plus. Mais pourquoi vivre maintenant ? Elle voulait une réponse à cela, c’était simplement quelque chose qu’elle ne savait pas. Et je lui dis que je ne le savais pas non plus, mais que tous ceux qui naissaient étaient condamnés à mort, juste parce qu’ils étaient nés – et le fait que, pour nous, il n’y avait pas d’espoir n’y changeait rien. L’espoir rend la vie plus facile, mais son absence ne rend pas la vie impossible – des millions et des millions de gens ont vécu de longues vies sans espoir. Cette discussion avait lieu (il s’en souvint soudain) le cent deuxième jour – et la sirène s’est soudain déclenchée. » Et, enfin, Case sourit vraiment.

« La sirène ?

— Alarme-collision, signal jaune. Soudain, nous arrivions en vue de quelque chose, ou quelque chose venait vers nous. Une chose énorme, qui n’aurait pas dû apparaître de cette façon, si près et sans détection préalable. Mais c’était ainsi. Et ne me demandez pas d’explications. C’était une planète plus grosse que Luna, et presque aussi grosse que Terra. Je n’aurais pas dû dire planète, car elle n’avait pas de soleil primaire, mais vous comprendrez pourquoi je l’ai appelée ainsi.

« Je pensais que Jan allait pleurer de nouveau. Peut-être l’a-t-elle fait. J’étais occupé à la console. J’ai sondé à la recherche d’une atmosphère : l’objet était assez gros. Négatif. Je l’encadrai sur l’écran et lus la distance, je ne pus le croire. Pour être apparue aussi rapidement, elle avait dû approcher par l’avant, ajoutant sa vélocité à celle du module. Mais même dans ce cas, nous aurions dû la détecter depuis des jours. En fait, elle n’arrivait pas de face, mais en biais par la gauche. Je calculai l’angle : l’objet était à seulement deux cent cinquante mille kilomètres et la rencontre aurait lieu dans trente heures à peu près. J’augmentai le grossissement de l’écran : c’était un sphéroïde rocheux, mais le radar seul ne pouvait pas m’en dire beaucoup plus. »

(Et Jan avait dit : « S’il vous plaît… Oh ! S’il vous plaît… » et quand il s’était retourné pour la regarder, elle se tenait debout, les mains sur les oreilles. « S’il vous plaît, arrêtez la sirène, Case. »)

Case n’expliqua pas au Docteur pourquoi il sourit de nouveau. « J’avais besoin de lumière pour effectuer un relevé quelconque, mais il n’y avait rien, pas même la lumière des étoiles. Je me rappelle avoir pensé qu’un corps de cette taille aurait dû avoir une quelconque particule d’atmosphère, ne serait-ce que de l’hydrogène attiré par la gravité ou de la poussière orbitale. J’ai sondé de nouveau et obtenu un résultat positif.

— Vos instruments, commença le Docteur.

— Mes instruments s’étaient trompés, interrompit Case, ou j’avais fait une erreur, ou il s’est passé un tas de choses que je ne peux m’expliquer. Tout ce que je peux faire, c’est vous dire ce qui s’est passé. »

Détectant l’irritation de Case, le Docteur leva ses petites mains miroitantes. « Je vous en prie.

— Ou ce dont je peux me souvenir, marmonna Case. Peut-être n’est-ce pas la même chose. »

Il aspira une autre gorgée du suçoir, avala et dit : « Je l’ai fait analyser par les spectros, et c’est une chose que je n’oublierai jamais : la lecture disait Terrestre Normal. Ils ont indiqué zéro virgule neuf, puis ont attendu et ont ajouté un autre neuf et enfin après un moment, trois autres neuf : cinq neuf en tout. C’est la température et la pression moyennes, ainsi que la composition, et je doute que Terra elle-même donne un tel résultat. Il y a quelque chose d’important dans la façon dont ces neuf sont apparus, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, je ne sais pas. » Il changea de position, prit le suçoir, le reposa. « J’ai dormi ensuite, six heures, j’avais transmis le quart à Jan, avec l’ordre de me réveiller et de prendre ses six heures de sommeil. Nous ne savions pas ce qui nous attendait et il fallait que nous soyons dispos.

« Quand elle m’a réveillé, nous avions de la lumière. La planète, le planétoïde, ou quoi que ce fût, nous donnait de la lumière. On aurait dit ces vieilles photographies de Vénus quand on l’a observée pour la première fois, avant que la couverture de nuages ne soit dispersée. L’image radar était la même qu’avant, plus rapprochée, mais les écrans optiques montraient une couverture de nuages ininterrompue. Les vélocités étaient si voisines que je pouvais faire confiance à la bécane pour accrocher une orbite. J’ai fait un examen courant de la nature de cette lumière. Elle était blanche, plus ou moins : un mélange. Elle venait des nuages.

« Nous nous sommes glissés dans une orbite tout ce qu’il y a de mieux et nous sommes descendus si bas que le spin du module était gênant. Je l’ai stabilisé à reculons, le grand aileron en avant, avec une décélération constante de 1 g, ce qui était confortable pour nous et soulageait les senseurs.

« On ne peut exiger des instruments et des commandes du dernier raffinement sur un module de sauvetage, mais ce que nous avions était bon et je l’ai utilisé au maximum. Nous avions tout le temps qu’il nous fallait et les vélocités étaient si bien harmonisées que la transition du vol orbital au vol contrôlé s’est effectuée aussi doucement et confortablement que n’importe quel vaisseau de tourisme aurait jamais pu le faire. J’avais perdu le sentiment de l’état d’urgence et annulé les quarts de six heures, passant la plupart de mon temps de veille sur les instruments. Jan disait qu’elle allait faire un rapport sur la façon dont j’avais mené l’opération. »

(Jan avait observé tous ses gestes : bien sûr, c’était un tel changement après toutes ces semaines, et avait bondi pour exécuter le moindre de ses ordres. Et un jour, elle avait dit soudain : « Case, vous êtes merveilleux, vous savez ! Et personne ne le sait, seulement moi. Il faut que je leur dise, il faut qu’ils sachent ! » Cela l’avait troublé beaucoup plus que n’importe quel planétoïde. Il avait hoché la tête et s’était retourné vers sa console, heureux d’avoir autre chose sur quoi fixer son attention. Après cela, elle avait passé le plus clair de son temps de repos à chuchoter dans un graphophone.)

« J’avais établi une spirale si progressive et si bien adaptée aux densités de l’atmosphère que la chaleur due à la friction ne présentait pas de problème, s’avérait même utile. Nous nous freinions et utilisions la chaleur pour le traitement de l’hydrogène. En fait, je pense que c’est la raison pour laquelle nous avons atterri avec des réservoirs pleins, ce n’est pas que ça nous ait servi à grand-chose. Nous nous sommes réorientés, suspendus avec le nez parallèle à l’horizon, l’aileron tourné vers le haut et le poste d’équipage basculé sur son cardan de sorte que, pour nous et pour le module, il y avait de nouveau un haut et un bas. Nous avons fait le tour du planétoïde dans la haute stratosphère, ou ce qui aurait été une stratosphère sur Terra, et nous avons établi des relevés cartographiques.

« Une fois sous la couverture de nuages, nous avons découvert que c’était juste cela : une couverture. Plus bas, l’air était clair, parsemé de quelques cumulus à la dérive. Le plus étrange, néanmoins, était que, au-dessous, la moitié seulement de la couverture était illuminée. Imaginez une sphère creuse, avec une moitié noire et une moitié blanche. Appelez blanche la moitié illuminée. Le planétoïde est à l’intérieur de cette sphère et la sphère tourne autour de lui, de sorte que, même sans un soleil, la surface a ses phases de jour et de nuit.

« Je relevai plusieurs points d’atterrissage possible et, finalement, j’en choisis un. C’était une longue plaine sableuse étroite, pareille à une plage, au bord d’un grand lac, avec une forêt (oui, il y avait de la végétation) de l’autre côté. Elle paraissait assez unie et nous pouvions atterrir avec suffisamment de marge pour pouvoir redécoller ensuite. Je vérifiai toutes les commandes manuelles et pris l’appareil en main. J’ai effectué quatorze ou quinze approches d’essai avant de sortir le train et d’y aller.

« Vous devez comprendre que le module n’avait rien d’un planeur. Il descendait sur ce que nous appelons des échasses, les réacteurs de suspension, en se stabilisant grâce à des gyroscopes. J’étais pratiquement posé sur les échasses à dix mètres d’altitude et j’avais réduit la vitesse horizontale à environ quinze mètres/seconde. Une allure de tortue. Alors il y eut un bruit terrible et nous sommes tombés de côté. »

(Un rugissement déchirant, perçant, accompagné du hurlement de Jan, et du sien, et la certitude qu’ils tombaient, qu’en cette fraction de seconde le module était devenu irrécupérable, que l’espoir, né à nouveau, avait à nouveau disparu. Et tandis qu’ils culbutaient, un autre son avait retenti, ce terrible son qui les faisait hurler de nouveau quand la terreur surpassait le désespoir…)

« Ç’était un petit module, mais petit est… » Case écarta les mains. « Il pesait quand même des tonnes et des tonnes. Il a culbuté et j’entendais les plaques de la coque se froisser et se plier. Je pense que les deux échasses de gauche, à l’avant et à l’arrière, s’étaient arrêtées et que les deux de droite ont accentué le mouvement de bascule. Il a glissé sur le côté et s’est démantelé. Et quand l’aileron a fait levier en heurtant le sable, nous avons été projetés contre la cloison avec les harnais et tout le reste : ils ont cédé aussitôt. Ils n’avaient jamais été prévus pour une telle embardée de côté.

« Il faisait nuit, une drôle de nuit étrange, quand je suis revenu à moi. J’étais étendu sur le sable, la tête sur les genoux de Jan, et elle m’essuyait le visage avec quelque chose de froid. »

(Et respirant à petits hoquets épuisés, derniers soubresauts desséchés de pleurs maintenant taris. Elle avait été éjectée par une déchirure de l’aileron et l’avait découvert au bout d’un moment, suspendu par son harnais à l’extérieur du module, peignant de son sang les plaques tordues. Elle était parvenue à le descendre de là et elle était allée jusqu’à la plage avec un morceau de mousse isolante qu’elle avait trempée dans l’eau. Quand il avait recouvré ses esprits, il l’avait rudement admonestée pour lui avoir peut-être inoculé Dieu sait quoi avec cette eau étrangère. Elle avait répliqué de façon surprenante, en s’endormant instantanément.)

« J’avais mal tout au long du côté droit, surtout au crâne et à la hanche, tous deux salement écorchés et meurtris. Jan était en état de choc et, pendant un ou deux jours, je craignis des blessures internes, car elle vomissait beaucoup et gémissait dans son sommeil. Puis je crois que nous avons tous deux été malades pendant un moment : fièvre et troubles de vision. C’est beaucoup demander d’un système biologique que de le projeter sans protection dans un environnement étranger, même si celui-ci est clément. »

(Clément. Frais la nuit, chaud le jour, air pur, plutôt bien oxygéné. Eau potable. Cela aurait pu être pis – s’il n’y avait eu que cela. Il y avait autre chose.)

« C’est à la fin du troisième jour, autant que je puisse m’en souvenir, que nous avons commencé à nous sentir mieux et que nous avons été capables d’envisager la situation. Nous étions meurtris et affamés, mais nous étions remis du choc. Jan me dit qu’elle avait eu des rêves, un rêve, devrais-je dire, frappant et répété. Elle voyait un dispositif pareil à des mains, triant et brassant des cartes, les étalant, les reprenant, les brassant et les étalant de nouveau… et elle était le paquet de cartes. Je n’en parlerais pas, et je ne m’en souviendrais même pas, si elle ne me l’avait décrit si souvent et si vigoureusement. J’avais mes propres cauchemars, moi aussi, mais la fièvre, vous savez… » Il esquissa un geste de dénigrement.

« Qu’étaient ces rêves, Case ? » demanda le Docteur, qui ajouta vivement : « Si vous n’y voyez pas d’inconvénient… », car Case avait laissé tomber le suçoir, regardant avec un froncement de sourcils ses mains aux doigts entrelacés.

« Je n’y vois pas d’inconvénient, bien qu’ils ne soient plus très clairs. J’ai trop essayé, trop longtemps, de me les rappeler, je suppose. » Il se tut, puis : « Difficile à saisir… et tous les mots que j’utilise ne sont que des approximations, mais… j’avais l’impression d’être suspendu à une sorte de filament. Une extrémité était en moi et l’autre se trouvait loin vers le haut, dans l’ombre. Des yeux tournaient autour de moi. Pas des paires d’yeux, ni une paire, mais… j’ai oublié la disposition. Puis j’ai compris que les yeux ne tournaient pas autour de moi, mais que ce qui tenait le filament, là-haut, le faisait tournoyer tandis que les yeux observaient… et il y avait…

— Oui ? » L’incitation était très douce.

« Un rire », dit Case, et il chuchota : « Un rire. » Il leva les yeux vers le Docteur. « Vous ai-je parlé de ce bruit, juste avant le capotage ?

— Vous avez parlé d’un bruit.

— C’était en partie les roulements des gyros, dit Case. Je l’ai découvert plus tard, après que la coque se fut ouverte et que j’eus l’occasion d’inspecter le secteur de propulsion. Il fallait le voir pour le croire. La seule façon dont je puisse le décrire est de vous demander d’imaginer tous les roulements (tous, sans exception) instantanément grippés alors qu’ils tournaient au maximum, soudés en une seule pièce. Les axes avaient déchiqueté d’énormes trous dans les montures. Ce sont eux, continuant à tourner en déchirant tout autour d’eux, qui étaient la source du rugissement. Le reste, c’était Jan, et puis, moi aussi… »

Le Docteur attendit.

« Le rire », dit Case au bout d’un moment. « Je ne pense pas que c’était un son réel. Jan dit qu’elle l’avait entendu aussi, mais ce n’était pas un son réel. Les mots sont impuissants, parfois. Quoi que nous ayons entendu, ce n’était pas avec nos oreilles. » Il ferma les yeux et frissonna. Le rire. Ce rire.

Pas le rire de Case. Case n’avait pas le rire facile.

« Nous avions faim. Je l’ai soulevée jusqu’à la cabine, la déchirure était trop loin au-dessus du sol pour que je puisse l’atteindre moi-même, et elle l’a fouillée à la recherche de quelque chose à manger. Sans succès. Les modules de sauvetage sont conçus pour la survie dans l’espace, pas pour l’échouage sur une planète. Les suçoirs et leur contenu sont (étaient) constitués d’éléments bruts qui ne pouvaient nous servir sans être traités, et nous n’avions pas d’énergie pour les traiter. Je lui criai des instructions pour qu’elle essaye de shunter les dispositifs de sécurité qui avaient coupé les sources d’énergie au moment du capotage, mais rien ne fonctionnait. Elle jeta par l’ouverture tout ce qu’elle pensait pouvoir nous être utile : les coussins des sièges, une grande plaque de capitonnage, un tas de tubes et de tringles et autre bric-à-brac, et la boîte à pharmacie, dont nous n’avons apprécié la valeur que plus tard. Comme je l’ai dit, nous avions faim. Je pense que ni l’un ni l’autre n’avions jamais éprouvé cette sensation auparavant, et nous ne l’aimions pas beaucoup.

« Jan avait lu que les fruits pouvaient se manger sans préparation. Elle m’en parla. Nous avons quitté le module et traversé le sable vers la zone de végétation. Le sol était étrange sous mes pieds, pas désagréable, mais douloureux lorsque nous atteignîmes la terre, le roc et les broussailles. Les petites branches nous fouettaient, certaines avaient des épines qui griffaient. Nous avons trouvé un grand massif de plantes lourdement chargées de petits fruits rouges et ronds dont Jan me dit qu’ils étaient des baies. Elle en mangea quelques-uns et attendit un moment ; comme ils n’avaient pas d’effet nocif, elle en cueillit pour moi. Nous découvrîmes aussi ce qui semblait être de gros fruits, mais, après les avoir ouverts, nous nous aperçûmes qu’ils étaient pleins de petits alvéoles en forme de croissant, si durs que nous ne pouvions pas les casser. Nous en avons rapporté quelques-uns et les avons brisés contre les plaques de la coque avec une pierre. Ils étaient très bons, très nourrissants. Nous avons dormi. »

(Ils avaient dormi sur le sable et avaient eu froid, jusqu’au moment où Jan les avait recouverts du morceau de capitonnage. Celui-ci avait emprisonné la chaleur de leurs corps et les avait protégés du froid. C’était une expérience nouvelle pour eux deux – tous deux ayant vécu pratiquement sans vêtements dans des environnements contrôlés et dormis en apesanteur ou sur des champs presseurs avec un minimum de contrainte.)

« Le jour suivant, nous nous sommes dirigés de l’autre côté pour trouver de la nourriture : vers le lac. Jan pataugea dans l’eau, se lava tout le corps et m’appela. Comme nous n’avions plus de titillateur, je la rejoignis. Ce n’était pas la même chose, mais pas désagréable non plus, et nous nous sentîmes beaucoup mieux après. Un peu plus loin sur la plage, des rochers émergeaient et il y poussait des grappes de choses osseuses que Jan appela bivalves. Ils n’étaient pas faciles à détacher des rochers, et une fois qu’on les avait touchés ils se refermaient avec force, mais nous sommes devenus experts, en approchant silencieusement avec une petite pierre, et nous en avons recueilli un bon nombre. Les avaler fut d’abord écœurant, mais on se faisait au goût, et bientôt nous les mangions avec enthousiasme. C’est pendant que nous étions là-bas que le module a commencé à se disloquer. »

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